Un roman de Jo Baker, traduit par Sophie Hanna
Si vous êtes un fidèle lecteur de ce blog, vous n’êtes pas sans ignorer la passion de Federico pour l’univers de Jane Austen. Si vous ne le saviez pas, faite pénitence quelques instants et revenez lire cet article pour vous rattraper.
Au risque de répéter ce qu’il disait ici, notre ami lapin se doit d’aborder la profusion d’œuvres inspirées des personnages de l’auteure britannique, en particulier ces dernières années. Le filon Orgueil et préjugés est bien sûr le plus prolifique. Grâce à cette littérature bien souvent du niveau des Harlequins, nous savons enfin ce à quoi pense Mr Darcy le matin en se rasant. Federico s’est tenu loin de ces livres parce qu’il n’avait pas forcément envie d’en savoir plus que ce que Jane Austen avait bien voulu nous livrer.
Pourtant, notre ami lapin s’est dépouillé de ses préjugés (héhéhé) quand l’auteure Jo Baker l’a invité à entrer dans la maison de la famille Bennett par la petite porte. Ou plutôt, devrait-on dire, par la porte de service. Car c’est aux domestiques de Longbourn que l’auteure consacre son roman, tandis qu’ils étaient réduits à quantité négligeable dans les livres de Jane Austen. En effet, il n’y a que dans la série Downton Abbey (sur laquelle vous devriez vous précipiter si ce n’est pas encore fait) que les maîtres se montrent attentionnés avec leurs domestiques. Dans la grande majorité des maisons, ces derniers faisaient partie du décor et on leur adressait la parole pour leur donner des consignes ou pour s’épancher quand personne d’autre dans la famille ne voulait vous écouter. Il n’a certainement jamais effleuré Jane Austen que les domestiques pouvaient être des héros comme les autres. Ils ne faisaient pas parti de son univers un point c’est tout.
Nous faisons donc connaissance de Sarah, Polly, Mr et Mrs Hill, les dévoués domestiques de la maison de Longbourn. Pour ces deux derniers, ce dévouement s’est traduit par une vie de dur labeur à peine remerciée et le sacrifice de bien des rêves. Sarah est jeune, têtue et accepte difficilement la vie qui l’attend au service des autres. Elle veut pouvoir aller où bon lui semble, aimer qui elle veut et ne pas avoir à subir les humeurs de ses maîtres. Bref, avoir sa vie à elle et non pas vivre par procuration celle des autres. L’arrivée d’un nouveau domestique dans la maisonnée et la réouverture de Netherfield à l’arrivée de Mr Bingley et sa clique vont lui donner l’occasion de donner un nouveau tournant à sa vie. En voyant Sarah évoluer et s’affirmer, Federico n’a pas pu s’empêcher de penser à Margaret Hale ou à Jane Eyre, ses héroïnes adorées. Même si elle est au centre du roman, les autres domestiques ne sont pas en reste et portent avec eux un joli lot de secrets et de projets, que l’auteure révèle toujours au moment le plus opportun.
En plus de nous faire découvrir les coulisses de Longbourn, Jo Baker vient en gratter le vernis à la ponceuse. Son roman commence avec une scène très forte, aussi éprouvante pour le lecteur que pour l’héroïne (les engelures en moins). On y assiste à la corvée de lessive hebdomadaire. Levée avant tout le monde, Sarah, doit aller plonger ses mains abîmées par le labeur dans l’eau glaciale qu’elle va mettre à bouillir pour nettoyer les vêtements de ses maîtres. D’entrée de jeu, les belles et spirituelles filles Bennett sont éjectées de leur piédestal : Sarah peste contre les jupons boueux d’Elizabeth avant de soupirer de dégoût face aux protections périodiques des filles. Régulièrement, au cours du livre, Federico, médusé, a assisté à des scènes qui remettent les héroïnes de Jane Austen à leur place dans l’univers. Il est clair que l’intention de l’auteure n’est pas de dénigrer les Bennett et leur entourage, non, elle est bien trop humble dans son écriture pour cela. Mais ses impertinences extrêmement bien placées ont fait réaliser à quel point le quotidien de filles comme Elizabeth et Jane était vain : être jolies, lire, envoyer des piques à Mr Darcy et marcher sur la lande. Tout cela est tellement simple quand on n’a pas à se soucier de faire la lessive, d’épousseter les étagères pleines de livres ou même de préparer le repas. Il est difficile de croire que Mr Darcy aurait été sujet à tant de sentiments impérieux s’il avait vu Elizabeth les mains dans l’eau de vaisselle.
La réaction de notre ami lapin peut sembler excessive mais ce roman a radicalement changé son regard sur l’œuvre de Jane Austen. Il est probable qu’il ne pourra plus lire les romans ou voir les adaptations sans penser au fossé entre les classes qu’on voit et celles qui sont dans l’ombre.
Laissons cet aspect de côté pour revenir sur le plaisir immense qu’a été la lecture d’Une Saison à Longbourn. L’auteure rend un hommage très subtil mais aussi plein de culot à Orgueil et Préjugés. Elle y insère avec une facilité déconcertante l’histoire des domestiques. Les évènements qui rythment la vie des Bennett sont présents en toile de fond mais c’est l’office qui est mis en lumière. La chronique de la vie dans cet univers a passionné notre ami lapin, et, grâce au talent de Jo Baker qui a su donner une véritable indépendance à son récit, pourra parler aux néophytes qui n’ont pas lu le roman de Jane Austen et qui se demandent quand Federico arrêtera d’en parler. Jamais !
Jo Baker, Une Saison à Longbourn, Stock, avril 2014, 393 pages